Une peinture en écho d’une publication scientifique
Quand chimistes et plasticiens dialoguent autour de leurs problématiques, la conversation entre art et science peut alors servir les deux disciplines. En voici l’exemple, à travers la collaboration entre des chercheurs et un professeur universitaire en arts plastiques pour mettre en lumière une publication scientifique sur la chimie douce.
Dans quel contexte de recherche se situe cette publication scientifique qui mêle art et science ?
Emmanuel Magnier – Géraldine Masson
Cette publication[1] à laquelle nous avons collaboré en tant que chercheurs, Géraldine Masson de l’Institut de chimie des substances naturelles et moi-même de l’Institut Lavoisier de Versailles, vise à développer des réactions toujours plus respectueuses de l’environnement en limitant au maximum la production de déchets, mais également en diminuant au maximum le coût énergétique de ces transformations. L’enjeu ici est de préparer des composés inédits comportant notamment un groupe trifluorométhyle. L’atome de fluor et les groupes perfluorés au sens plus large revêtent une importance grandissante en chimie. En effet, de par les propriétés remarquables qu’il confère aux molécules qui le portent, cet halogène si particulier s’avère incontournable en innovation moléculaire (notamment pour les sciences du vivant) mais aussi en science des matériaux.
Quelle est l’avancée réalisée dans cette publication ?
Emmanuel Magnier – Géraldine Masson
Nous sommes parvenus à former une seule et unique molécule, à partir de quatre réactifs seulement, qui se combinent dans un ordre contrôlé. Cette fusion est catalysée par la lumière visible, une source peu énergétique. Ces conditions douces permettent de réaliser des réactions sélectives et à haut rendement. En limitant ainsi les produits secondaires, les coûts de purification sont fortement réduits. Des composés organiques portant des groupes fluorés et des atomes d’oxygène et d’azote sont ainsi synthétisés et isolés à l’aide d’une procédure simple et reproductible.
Pourquoi avoir fait appel à un plasticien pour l’illustrer ?
Emmanuel Magnier
La communication scientifique est en plein essor et les outils pour disséminer nos résultats sont de plus en plus nombreux et variés. Il est fondamental de porter l’avancée des connaissances non seulement à la communauté scientifique, mais à l’ensemble des citoyens. Cela s’inscrit d’ailleurs dans nos missions. La peinture, qui vient en écho de notre publication, nous a semblé un levier de choix, d’autant plus que, dans notre chimie, nous utilisons des lumières de différentes couleurs, choisies en fonction des catalyseurs que nous utilisons.
Vous et Patrick Barrès, professeur d’arts plastiques au Laboratoire de Recherche en Audiovisuel – Savoirs, Praxis et Poïétiques en Art à l’Université de Toulouse, venez de deux univers différents. Comment avez-vous travaillé ensemble ?
Emmanuel Magnier et Patrick Barrès
De nombreuses discussions nous ont conduits à échanger autour de nos problématiques respectives, de nos expérimentations, de nos recherches plus largement sur la question des relations art-science autour des modèles (modèle, modélisation) et du caractère expérimental des démarches scientifiques et artistiques. Patrick Barrès a ensuite proposé une illustration de cet assemblage, autour de quatre couleurs et de motifs graphiques. L’ensemble s’articule autour d’un nœud, défini comme le sujet de la peinture et comme une métaphore de la fusion des éléments sous l’effet de la réaction photocatalysée.
Cette actualisation produit, au plan esthétique, un effet vibratoire. Celui-ci tient à l’impossibilité pour l’œil d’accommoder le regard. Il résulte d’une imbrication des deux plans, topologique et microphysique, celui des unités chromatiques à référents formels (un rond jaune, les pleins et les déliés d’une spirale) et celui des éléments de texture (des unités graphiques de dimension réduite en répétition et en recouvrement). Les ressorts traditionnels du dessin et de la peinture, que constituent les formes, les couleurs et les textures, sont mobilisés sans aucune logique de correspondance (adéquation entre forme et couleur, régulation au moyen d’une ligne de contour, caractérisation d’une forme au moyen d’éléments de texture).
Comment Art et Science peuvent-ils encore se rapprocher ?
Cette collaboration s’inscrit dans un cadre de réflexions et d’échanges plus larges sur les relations entre art et science. Ce projet se comprend aussi comme une voie possible pour renouveler le travail de création. Depuis la Renaissance (avec l’essor de la perspective notamment), les artistes ont trouvé dans les sciences quelques phénomènes, méthodes, modèles, lois, propriétés ou représentations qui deviennent des modèles d’inspiration, d’incitation à faire et à découvrir de nouvelles pistes de recherche et de nouveaux objets d’étude. Ces démarches se caractérisent par des opérations de transfert et des appropriations problématisées. Mais les relations art-science peuvent aussi être explorées suivant d’autres voies, intégrées à un projet commun ou initiées sous l’angle d’une hybridation des pratiques. Nombreuses sont les pratiques artistiques aujourd’hui, dans les champs des arts visuels et plastiques, du design et de l’architecture, qui sont concernées par des données scientifiques et qui, à partir de ces croisements ou convergences, proposent de nouvelles esthétiques, en même temps qu’ils interrogent la fonctionnalité. Sont concernés les travaux dans le domaine de la création numérique, les dispositifs immersifs interactifs dans l’art de l’installation et les projets environnementaux, les productions en design et en architecture liées à des innovations technologiques relatives aux matériaux et aux procédés (design d’objet, design textile, architecture non standard, architecture évolutive, etc.).
[1] Cet article publié dans Organic Letters intervient dans le cadre d’une collaboration financée par le Labex Charmmmat
Références
Guillaume Levitre, Guillaume Dagousset, Elsa Anselmi, Béatrice Tuccio, Emmanuel Magnier, Géraldine Masson
Four-Component Photoredox-Mediated Azidoalkoxy-trifluoromethylation of Alkenes
Organic Letters - Juillet 2019
DOI: 10.1021/acs.orglett.9b02152