L’étalement languide des gouttes critiques

Résultats scientifiques

Des physico-chimistes ont étudié le processus d’étalement sur un solide d’une goutte quasi-critique, un état de la matière où les distinctions entre les deux fluides que sépare la surface de la goutte s’estompent, permettant de tester l’universalité des modèles physiques décrivant le processus de mouillage.

La dynamique de l’étalement d'une gouttelette sur un substrat est une question scientifique importante. Elle a de nombreuses implications pratiques, comme les filets à brouillard pour la collecte de l'eau, le séchage des textiles ou l'ingénierie du revêtement des ailes en aéronautique, pour n'en citer que quelques-unes. Les principes sous-jacents sont bien établis depuis les travaux précurseurs de Tanner (1979), qui avait montré qu’une goutte qui s’étale sur un solide plan parfaitement mouillant (comme de l’eau sur du verre très propre) suit une loi d’évolution universelle, R(t) t1/10, où R est le rayon de la surface circulaire de contact de la goutte sur le substrat et t le temps. Cette loi de croissance surprenante (l’exposant 1/10 est exceptionnellement faible) traduit entre autres la présence d’un film de prémouillage microscopique qui devance l’étalement de la goutte : pour ainsi dire, la goutte s’étale sur un solide recouvert d’une couche d’épaisseur extrêmement faible (quelques dizaines ou centaines de molécules à peine) de son propre liquide. Cette physique très particulière mélange ainsi intimement deux échelles de longueur complètemement disparates, les échelles moléculaire (le nanomètre) et macroscopique (la taille de la gouttelette, typiquement quelques millimètres), cette dernière étant la seule pour laquelle la théorie classique de la mécanique des fluides est en principe pertinente. Dans la théorie développée par Tanner, le problème est passé sous silence et la couche de prémouillage incluse de façon approximative dans la description hydrodynamique. Cependant, des développements fondamentaux récents et des expériences de nanofluidique ont soulevé des questions sur la validité de la mécanique des fluides à si petite échelle, où les fluctuations de composition et la rugosité des interfaces deviennent comparativement importantes et tendent de ce fait à invalider cette théorie.

Pour étudier ces questions, une collaboration franco-norvégienne entre le Laboratoire ondes et matière d'Aquitaine (LOMA, CNRS /Université de Bordeaux), le laboratoire Matière et systèmes complexes (MSC, CNRS / Université Paris Cité) et l'Université d'Oslo a suivi une stratégie astucieuse consistant à utiliser un fluide quasi-critique. Cet état thermodynamique très particulier est bien connu pour un corps pur, pour lequel à des valeurs précises de la pression et de la température la distinction entre ses deux phases fluides (liquide et gaz) devient ténue et contrôlable. Or ces états existent aussi dans des mélanges moléculaires où ils concernent deux phases liquides démixées de composition néanmoins très voisines. Ces phases quasi-critiques liquide-liquide sont des systèmes modèles, car les fluctuations thermiques, d’habitude cantonnées à des amplitudes microscopiques, peuvent y être amplifiées de manière significative et atteindre ainsi des échelles observables par des méthodes optiques.

Les chercheurs ont utilisé la pression de radiation d'une onde laser à une interface liquide-liquide quasi-critique pour produire des jets puis des gouttelettes, dont les propriétés physiques varient avec la proximité de la température du point critique. En suivant l’étalement des gouttes sur une paroi, extrêmement ralenti car les forces capillaires à l’interface entre deux fluides quasi-identiques sont très faibles, ils ont montré que malgré les rôles croissants des fluctuations de densité et de la gravité à proximité du point critique, la loi de Tanner reste valide dans ces situations hors du commun. En parallèle, cette expérience a permis la mesure précise de l’épaisseur du film précurseur en amont de la gouttelette.  Les chercheurs ont ainsi montré que, contrairement à ce que l’intuition suggèrerait, celui-ci s’amincit jusqu’à disparaître totalement quand le point critique est atteint, une caractéristique très intrigante qu’il reste encore à comprendre... Cette étude est publiée dans Nature Communications.

Rédacteur : CCdM

salez
Après une calibration loin du point critique (panneau a de la figure, temps croissant de haut en bas), les scientifiques ont étudié le comportement d’une gouttelette proche du point critique (panneau b de la figure, temps croissant de haut en bas). L’augmentation des fluctuations dans ce dernier cas est responsable de l’aspect imprécis de l’interface qui sépare les deux liquides.). Crédit : LOMA (CNRS/Université de Bordeaux).

Référence

 R. Saiseau, C. Pedersen, A. Benjana, A. Carlson, U. Delabre, T. Salez, J.-P. Delville
Near-critical spreading of droplets
Nature Communications 2022

DOI: 10.1038/s41467-022-35047-1
Archives ouvertes arXiv

Contact

Jean-Pierre Delville
Chercheur au Laboratoire ondes et matière d'Aquitaine
Thomas Salez
Chercheur en physique
Stéphanie Younès
Responsable Communication - Institut de chimie du CNRS
Anne-Valérie Ruzette
Chargée scientifique pour la communication - Institut de chimie du CNRS
Christophe Cartier dit Moulin
Chercheur à l'Institut parisien de chimie moléculaire & Chargé de mission pour la communication scientifique de l'INC