La supraconductivité à température ambiante à portée de main ?

Entretiens

Le 8 mars 2023, une équipe américaine publie un résultat qui ébranle la communauté de la supraconductivité : un matériau à base d’une terre rare serait supraconducteur à température ambiante et à des pressions raisonnables, un graal jamais atteint jusqu’ici. Alain Pautrat et Sophie Tencé, respectivement physicien et chimiste du solide, nous font part de leurs réflexions sur ce résultat surprenant paru dans la revue Nature.

Conduire l'électricité sans aucune perte sur de longues distances, c’est ce que permettrait la découverte de matériaux supraconducteurs à température ambiante. La supraconductivité, phénomène quantique observé originellement à très basse température, est sans doute l’un des plus étudiés en physique et chimie du solide. Mais voilà, ce comportement nécessite des températures tellement basses qu’il est réservé à quelques applications comme les aimants supraconducteurs utilisés en résonnance magnétique nucléaire (RMN) ou imagerie médicale (IRM) ou dans les accélérateurs de particules.

Il y a quelques d’années, une équipe allemande de l’Institut Max Planck de chimie à Mayence animée par Mikhail Eremets, spécialiste de la supraconductivité, a lancé le sujet de la supraconductivité à « haute température » des hydrures sous haute pression, candidats à une supraconductivité proche de l’ambiante, un graal ultime aux applications potentielles stratégiques qui déclenche une course effrénée au record de température à travers le monde. « Ce comportement, observé dans cette expérience pour des hydrures de terres rares comme le lanthane, nécessite cependant des pressions tellement élevées, de l’ordre de 200 GPa soit 2 millions de fois la pression atmosphérique, que seules quelques équipes peuvent techniquement l’atteindre » explique Alain Pautrat, directeur de recherche au laboratoire Cristallographie et sciences des matériaux (CRISMAT, CNRS/Ecole Nationale Supérieure d’Ingénieurs de Caen/Université de Normandie Caen) et physicien du solide.

Peu de temps après, une équipe américaine dirigée par le professeur Ranga P. Dias de l’Université de Rochester annonce dans la revue Nature avoir atteint la supraconductivité à température ambiante pour un composé identifié comme un hydrure de carbone et de soufre. « Ce résultat, très controversé par la communauté, sera finalement retiré de la littérature car jamais reproduit ni vérifié par aucune autre équipe, hors c’est le principe même de la science expérimentale : sa véracité ne peut être établie sans sa reproductibilité » reprend Alain Pautrat.

La même équipe vient de dévoiler ce jeudi 8 mars 2023 dans la revue Nature le comportement supraconducteur d’hydrures de lutécium dopés à l’azote à température ambiante et, cette fois, à des pressions certes élevées mais bien plus accessibles expérimentalement. De quoi ébranler toute la communauté de la supraconductivité !  « La grande différence est ici que plusieurs laboratoires de physico-chimie du solide sont équipés pour tenter de reproduire et vérifier ce résultat tout à fait exceptionnel » explique Alain Pautrat.

« En France, la communauté des chimistes et physiciens du solide est bien structurée autour du Groupement de recherche MEETICC, Matériaux Etats ElecTroniques, Interactions et Couplages non-Conventionnels, qui étudie entre autre la supraconductivité » explique Sophie Tencé, chargée de recherche à l’Institut de chimie de la matière condensée de Bordeaux (ICMCB, CNRS/Université de Bordeaux/Bordeaux INP), spécialiste des hydrures d’intermétalliques. « Dès la parution de ce résultat, nous nous sommes concertés pour étudier la possibilité de le reproduire et de synthétiser et étudier cet hydrure de lutécium dont la composition exacte, notamment le taux d’hydrogène et d’azote, reste obscure ». Est-ce un matériau à l’équilibre, quelle est sa structure cristallographique, quel est le rôle joué par la pression et comment le phénomène de supraconductivité apparaît à température ambiante à des pressions « aussi faibles », autant de questions soulevées par cette récente publication qui devrait motiver plus d’une équipe dans le domaine. « Tout l’enjeu va être de voir si une autre équipe parvient à confirmer ce résultat dans les prochains mois », explique Sophie Tencé.

« A la clé, l’espoir d’un jour pouvoir atteindre cette supraconductivité à température ambiante sans devoir maintenir le matériau sous pression, et là, ce serait une véritable révolution technologique » reprend Alain Pautrat. Evidemment, il faut rester lucide, l’élément utilisé, le lutécium, est la plus rare des terres rares et son extraction et sa purification en font un matériau hors de prix. Son rôle fondamental reste également à clarifier. Curiosité de laboratoire ? Peut-être, mais l’étude des mécanismes à l’origine de ce comportement pourrait un jour conduire les chimistes et physiciens des matériaux à trouver le supraconducteur ultimement recherché…

Contact

Alain Pautrat
Chercheur au laboratoire Cristallographie et sciences des matériaux (CRISMAT, CNRS/Ecole Nationale Supérieure d’Ingénieurs de Caen/Université de Normandie Caen)
Sophie Tencé
Chercheuse à l’Institut de chimie de la matière condensée de Bordeaux (ICMCB, CNRS/Université de Bordeaux/Bordeaux INP)
Stéphanie Younès
Responsable Communication - Institut de chimie du CNRS
Christophe Cartier dit Moulin
Chercheur à l'Institut parisien de chimie moléculaire & Chargé de mission pour la communication scientifique de l'INC
Anne-Valérie Ruzette
Chargée scientifique pour la communication - Institut de chimie du CNRS