Des carbènes pour contrôler la chiralité des molécules
Les molécules d’intérêt thérapeutique présentent souvent une asymétrie structurale appelée chiralité qui leur permet d’interagir sélectivement avec les parties malades de notre corps. Des scientifiques montrent que des carbènes cycliques chiraux, petites molécules organiques ultra-réactives, permettent d’induire et de contrôler cette asymétrie avec une précision remarquable sur une grande variété de molécules. Des molécules qui pourraient bien remplacer les catalyseurs métalliques à base de métaux souvent coûteux ou polluants utilisés actuellement pour ce type de synthèses.
Les molécules chirales présentent une asymétrie qui leur permet d’adopter deux configurations appelées énantiomères dont les images l’une de l’autre dans un miroir ne sont pas superposables. Si leurs propriétés physico-chimiques sont identiques, les deux énantiomères d’une molécule, par exemple un médicament, peuvent avoir des effets physiologiques très différents voire antagonistes. D’où l’intérêt de savoir les produire sélectivement.
Hélas, un grand nombre de réactions chimiques produisent un mélange des deux énantiomères. Pour favoriser une forme plutôt que l’autre, les chimistes ont besoin d’entités stéréogènes, c’est-à-dire capables de contrôler la chiralité en orientant la réaction vers une seule des deux structures de la molécule chirale.
La plupart de ces molécules stéréogènes contiennent des métaux rares ou polluants, et sont conçues principalement pour agir sur les atomes de carbone qui portent le plus souvent l’asymétrie. On cherche aujourd’hui à s’affranchir de l’utilisation de ces métaux et à étendre ce contrôle de la « chiralité » (c’est-à-dire de l’asymétrie moléculaire) à d'autres éléments chimiques comme le silicium, le phosphore, l’azote ou l’oxygène1 .
C’est ce à quoi viennent de parvenir des scientifiques de l’Institut des Sciences Chimiques de Rennes (CNRS/ENSC Rennes/Université de Rennes 1/INSA Rennes), de l’Université Aix-Marseille et de l’Université de Californie à San Diego (UCSD). Ils montrent que l’utilisation de carbènes2 chiraux comme stéréogènes, en particulier des carbènes appelés ChiCAACs (carbènes cycliques alkyles/amino), permet d’accéder à de nouvelles molécules chirales avec une excellente maîtrise des centres asymétriques. Ils permettent en effet d’orienter avec une grande précision des réactions sur une large gamme de liaisons chimiques typiquement inertes (C–H, N–H, O–H, Si–H, P–H), avec une très haute sélectivité spatiale. Des calculs théoriques leurs ont également permis d’expliquer comment ces espèces influençaient le cours des réactions.
Les carbènes permettent donc de s’affranchir de catalyseurs à base de métaux et d’induire des centres chiraux sur d’autres atomes que le carbone, ouvrant la voie à la conception de nouvelles molécules chirales potentiellement utilisables en pharmacologie ou en catalyse. Une alternative élégante et durable aux méthodes traditionnelles de synthèse, soutenue par un programme de prématuration du CNRS, qui a également conduit au dépôt d’un brevet et à une publication dans le Journal of the American Chemical Society.
Rédacteur : CCdM
- 1C’est par exemple le cas du Remdesivir, un médicament utilisé pour traiter la COVID-19 qui contient non seulement des centres chiraux classiques autour du carbone mais également un atome de phosphore chiral.
- 2Un carbène est une espèce chimique organique, caractérisée par un atome de carbone divalent (c’est-à-dire lié à deux autres atomes) et portant deux électrons célibataires (non appariés ou en doublet libre). Une configuration électronique qui le rend hautement réactif.
Référence
Jan Lorkowski, Patrick Yorkgitis, Fanny Morvan, Jennifer Morvan, Nicolas Vanthuyne, Thierry Roisnel, Milan Gembicky, Guy Bertrand, Marc Mauduit & Rodolphe Jazzar
Singlet Carbenes Are Stereoinductive Main Group Ambiphiles
J. Am. Chem. Soc., 2025 , 147, 14777-14784
https://pubs.acs.org/doi/10.1021/jacs.5c03845?ref=PDF
