Art et chimie analytique, les deux facettes de Caroline Tokarski

Entretiens Instruments et analyse

Spécialisée en spectrométrie de masse de haute résolution, Caroline Tokarski identifie les protéines, les lipides et les sucres dans les œuvres d’art comme dans les vestiges archéologiques. Une expertise et une passion qui la mènent dans de nombreux musées à travers le monde pour percer les secrets des chefs-d’œuvre et mettre à jour les menaces qui pèsent sur leur conservation.

Quelques grains et de la poussière, l’échantillon ne paye pas de mine. Caroline Tokarski manipule pourtant un prélèvement fait sur un précieux tableau de Modigliani. Depuis son tout nouveau bureau bordelais, après plus de dix ans passés au sein du laboratoire MSAP1, cette professeure des universités met son expertise en chimie analytique au profit du patrimoine culturel. À présent membre de l’institut de chimie et de biologie des membranes et des nanoobjets (CBMN, CNRS/Université de Bordeaux/Bordeaux INP), elle est spécialisée dans l’identification de protéines, lipides et sucres par spectrométrie de masse de haute résolution. Ces structures moléculaires complexes y sont ionisées et identifiées en fonction de leur rapport masse sur charge et d’ions parents/fragments caractéristiques.

Une technique de pointe que Caroline Tokarski ne se contente pas d’utiliser : elle l’optimise en permanence. Ses travaux sur la préparation et l’analyse originales des échantillons lui ont d’ailleurs valu un prix de la Société chimique de France en 2011. L’objectif : améliorer l’information obtenue sur les composés organiques tout en réduisant la taille des échantillons prélevés. Tableaux, restes archéologiques ou encore ossements anciens, tous représentent des biens précieux sur lesquels les prélèvements doivent rester infimes.

« Jusqu’à très récemment, explique Caroline Tokarski, la méthode d’analyse de référence consistait à couper les protéines en morceaux constitutifs, les acides aminés. La technique permet l’identification de liants organiques mais engendre une perte d’information importante : l’enchaînement de ces acides aminés, ou séquence. J’ai donc proposé avec mon équipe d’étudier les protéines sur base de fragments plus gros, les peptides, pour permettre leurs identifications précises, ainsi que l’identification de leurs modifications chimiques et leurs origines biologiques. » Son approche, dix fois plus sensible, a depuis été adoptée par de nombreux musées et laboratoires à travers le monde.

Caroline Tokarski est en effet régulièrement sollicitée par les plus grandes institutions. Familière du Metropolitan Museum of Art de New York et du Rijksmuseum d’Amsterdam, elle intervient actuellement en amont d’une future exposition au LAM2 sur Modigliani. Elle propose et partage son savoir-faire à des dizaines de musées.

« Les maîtres n’ont que très rarement partagé leurs techniques, explique-t-elle, mais la spectrométrie de masse permet d’en révéler les recettes et secrets. Outre la connaissance scientifique générée autour de l’œuvre et de son auteur, la signature moléculaire ainsi décodée permettrait de discerner une œuvre originale d’un faux. » Le choix d’une peinture ou d’un vernis différent ou un vieillissement moléculaire aberrant pourrait, en effet, rapidement trahir une copie frauduleuse.

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©Caroline Tokarski

Ses travaux s’appliquent aussi à la surveillance de la conservation des tableaux et de leur vieillissement. « Même à l’abri dans un musée, une œuvre continue d’évoluer, soutient Caroline Tokarski. Les molécules réagissent toujours, et leurs modifications chimiques intègrent les conséquences des restaurations effectuées et des conditions d’exposition ou de conservation. Ces traitements et facteurs extérieurs doivent être étudiés et adaptés afin de maintenir l’œuvre de l’artiste au plus près de sa condition originale. »

En dehors des peintures et échantillons d’art, l’étude des protéines sert également à l’archéologie. Elle permet par exemple d’identifier le contenu d’une amphore ou de caractériser les protéines spécifiques de certaines espèces vivantes. Là encore, les techniques de Caroline Tokarski se suffisent de quantités infimes d’échantillons : quelques dizaines de microgrammes de protéines là où une analyse ADN demanderait 10 000 fois plus de matière.

 « Obtenir le maximum d’informations sur le minimum d’échantillon d’un matériel organique emprisonné dans une matrice complexe, que le temps a modifiée ou même dénaturée, fait des études du patrimoine un challenge analytique passionnant » s’enthousiasme-t-elle. Caroline Tokarski se déplace d’ailleurs systématiquement dans les musées pour rencontrer les conservateurs et restaurateurs, pour assister et guider les prélèvements. Commence alors une minutieuse préparation d’échantillon ou l’échec et la demande de nouveaux prélèvements sont impossibles.

Depuis sa thèse en chimie analytique, plutôt orientée vers des applications liées à la santé, Caroline Tokarski ne cesse de concilier ses deux passions. « L’art et l’analyse me passionnent, j’essaye de mettre mon expertise en chimie analytique au service de l’art. Au contact de tableaux de grands maîtres, j’ai conscience de ma chance de travailler dans des “cadres” aussi exceptionnels. »

 

1 Miniaturisation pour la synthèse, l’analyse et la protéomique (MSAP, CNRS/Université de Lille).

2 Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut.

Contact

Caroline Tokarski
Professeure, Institut de chimie et de biologie des membranes et des nanoobjets, Plateforme Protéome (CNRS/Université de Bordeaux/Bordeaux INP/Bordeaux Sciences Agro)
Stéphanie Younès
Responsable Communication - Institut de chimie du CNRS
Sophie Félix
Chargée de communication
Christophe Cartier dit Moulin
Chercheur à l'Institut parisien de chimie moléculaire & Chargé de mission pour la communication scientifique de l'INC